Développer une exigence de soi-même

un enjeu éthique

Qui n’a jamais eu la tentation de rester en pyjama toute la journée, de ne pas se laver et de rester avachi dans le canapé ? Pourquoi nous permettons nous de faire cela ? Souvent, c’est parce que personne ne nous regarde. Si un ami, ou notre compagnon était présent, il serait bien normal d’éprouver une certaine honte, une certaine pudeur. Et puis, bien se présenter lorsqu’on reçoit quelqu’un, c’est le gratifier d’un respect qui lui est dû.

Dostoïevski et Dieu

La célèbre phrase d’Ivan dans Les frères Karamazov «Si Dieu n’existe pas, tout est permis» intéresse le sujet dont il est question aujourd’hui. Si nos contemporains ont perdu foi en un Dieu transcendant et omniscient, c’est peut-être aussi dans un soucis de retrouver une certaine liberté, celle qu’on pourrait qualifier de libre-arbitre.

Si Dieu n’existe pas, il n’y a personne pour nous juger, on peut sans soucis enterrer le cadavre dans le sable. Suivant cette logique, on pourrait faire quelque chose de mal, d’obscène, de déréglé, tant que personne n’est au courant, on ne ressent aucune gêne. Mais nos actions ne dépassent elles pas le seul cadre du sentiment individuel ? : « j’aime bien faire ça, donc c’est une bonne chose, mais si la société me voit agir ainsi, elle va me juger et cela entacherait ma réputation au sein de la société. Ce serait une conséquence dommageable. »

L'exigence selon Jean-Marie Domenach

Cette vision utilitariste pose ; à terme, de gros problèmes éthiques (on se réfèrera ici à Kant). Ou bien est-ce qu’une action est dite bonne de manière inhérente ? La société, et la bonne société peut se tromper, il est vrai, mais n’est-elle pas aussi parfois garante d’une objectivité en ce qui concerne nos actions ? Si tout le monde juge une femme qui danse de manière indécente et à moitié nue au milieu de la rue, peut-être est-ce le signe que notre conscience morale collective signale un manque à la vertu de pudeur. Cela me fait penser aux dires de Jean-Marie Domenach : «Or, le responsable est quelqu’un qui se dévoile et se porte en avant. Mais la foule incite à se cacher derrière son voisin, comme le font les écoliers fautifs (pas vu, pas pris)».

Aristote et la mollesse

Pour ma part, depuis notre installation, lorsque mon mari partait pour le travail, je ne prenais pas le soin de me débarbouiller le visage, ni même de me coiffer un tant soit peu. Je devenais littéralement une pantouflarde comme dirait mon grand-père.

Si l’on regarde les choses uniquement selon le point de vue des conséquences, on peut déjà se rendre compte par les effets que ce n’est pas une bonne chose. Ne pas se soigner, ne pas développer un maintien de soi, il s’agit là de dispositions qui affectent notre mental et notre physique. Il est vrai que nous nous sentons davantage productifs, d’avantage en forme et prêt à accomplir de bonnes choses au cours de notre journée.

Au contraire, faisant comme si nous étions malades (en restant en pyjama et au lit par exemple), nous le devenons réellement. Aristote l’explique en ces termes :

«À l’homme intempérant est opposé l’homme tempérant, et à l’homme mou l’homme endurant : car l’endurance consiste dans le fait de résister, et la tempérance dans le fait de maîtriser ses passions, et résister et maîtriser sont des notions différentes, tout comme éviter la défaite est différent de remporter la victoire ; et c’est pourquoi la tempérance est une chose préférable à l’endurance. L’homme qui manque de résistance à l’égard des tentations où la plupart des hommes à la fois tiennent bon et le peuvent, celui-là est un homme mou et voluptueux (et, en effet, la volupté est une sorte de mollesse), lequel laisse traîner son manteau pour éviter la peine de le relever, ou feint d’être malade, ne s’imaginant pas qu’étant semblable à un malheureux il est lui-même malheureux».

La vertu : un devoir personnel

Alors, pourquoi penser que nous devons être présentable uniquement pour autrui ? Nous devons cultiver une exigence pour nous-même, pour croître en vertu et ne pas tomber dans le vice de la paresse

Qu’est-ce que la vertu ? Est-elle faite uniquement pour les autres ? Les risques, si nous agissons bien uniquement à la vue des autres, sont multiples. Le premier est le mensonge qu’on instaure dans notre vie. Or, l’enjeu d’une vie vertueuse est d’être unifiée : il s’agit d’être autant que faire se peut, vertueux le plus souvent. Autrement, ce que nous présentons à autrui n’est qu’en façade, un simulacre. Il s’agit d’être authentique. Hegel, lorsqu’il parle des statues qui se trouvent sur les temples grecs, explique que, quand bien même celles-ci sont tout en haut et que tous les détails ne sont pas perceptibles à l’œil nu, elles sont tout de même parfaites. La raison est que pour les grecs, la statue est le réceptacle du dieu. Ainsi, la statue doit être impeccable, non pas pour les autres, mais en vue du dieu qui l’habitera. Cette intégrité, nous devons nous en inspirer pour notre quotidien. Notre âme n’est-elle pas également ce quelque chose de divin ? Ce souffle qui nous rappelle ce vers quoi nous aspirons ?

En outre, Aristote dans L’Ethique à Nicomaque manifeste que la vertu est une disposition stable acquise par répétition d’actes. Ainsi, si nous sommes véritablement vertueux, nous ne le sommes pas seulement en présence d’autrui, mais même chez nous, même dans une grotte. Car la vertu (tout comme le vice d’ailleurs) s’acquiert au prix de maints efforts mais se perd aussi difficilement.

Ainsi, la vertu se pratique en vue de la prospérité de la cité, et en vue du salut de notre âme. C’est pour cela qu’il est nécessaire de la pratiquer aussi lorsque nous sommes seuls, même lorsque nous croyons que personne ne nous regarde. Et je suis ici poussée à faire une rapide parenthèse : mes textes se veulent universels. En effet, je me base souvent sur la philosophie grecque pour parler d’éthique, afin que des personnes non religieuses apprécient la portée de mes propos. Cependant, gardez toujours à l’esprit, chers frères et sœurs, qu’il y a toujours quelqu’un pour nous observer : des présences bienveillantes comme nos anges gardiens, mais aussi, tapis dans l’ombre, les esprits qui veulent nous voir défaillir. Ils sont à l’affût de nos points faibles afin d’appuyer la tentation «là où ça fait mal». Voici donc un enjeu d’ordre purement spirituel cette fois.

Responsabilité

J’aimerais conclure cet article avec les mots de Jean-Marie Domenach qui rappelle le rôle de la responsabilité dans le fondement du civisme : «Quelques secondes de réflexion sur la responsabilité suffisent à montrer l’inanité des discours qui opposent abstraitement individu et société : démagogie du plaisir, avatar à la mode de la « morale sans obligation ni sanction », comme s’il suffisait de se plaire et s’aimer soi-même pour annuler les devoirs que nous avons envers autrui».

J’aime beaucoup ce paragraphe qui manifeste l’importance de l’AUTRE. Non en tant qu’il nous rapporte quelque chose (plaisirs, intérêts), mais parce qu’il a une dignité propre, une bonté intrinsèque qui ne dépend pas de nous ou du regard qu’on peut lui porter. Construire des relations basées sur un bien commun en reconnaissant la bonté de l’autre, voilà ce qui fonde une réelle amitié politique. Dans la vie, il y a bien plus que nous-mêmes, ce que nous aimons, ce qui nous plaît, il y a les relations que nous bâtissons tout le long de notre existence. Et, au bout du compte, quand le cours du temps ramènera la nuit, il ne restera plus que ces relations : seule la charité demeurera dans l’éternité. 

Pour en revenir à ce que nous disions au début lorsque nous évoquions la position de certains de nos contemporains qui cherchent à s’affranchir du poids du regard divin afin de retrouver une certaine liberté perdue, je trouve que monsieur Domenach manifeste une réalité très belle qu’il présente en ces termes : «Le dogme du péché originel, en établissant une solidarité primordiale de l’espèce humaine dans le mal, bien loin d’annuler notre responsabilité, lui donne poids, sens et valeur par cette implication dans une réalité sociale où le mal est déjà présent, et où il nous incombe de rétablir, par la responsabilité, une solidarité dans le bien […] La responsabilité nous est conférée avec la vie ; la liberté, elle, se conquiert. C’est de cette dialectique que procède le civisme».

Conclusion

Nous ne sommes pas que des individus, des atomes sans attaches flottants dans l’immensité. Nous nous définissons par ce que nous avons de communs avec les autres. Cet autre avec qui nous partageons une origine commune, un fardeau commun et une unique destination, cet autre nous invite à cheminer ensemble afin que l’expérience de la vie soit plus belle. La réelle liberté donc, est celle qui procède de l’affranchissement du vice (c’est-à-dire du péché) afin de choisir ce qui nous convient le mieux, non en tant qu’individu, mais avant tout en tant qu’homme. C’est ainsi que nous pouvons dire que la responsabilité passe par l’entretien de notre âme afin de se libérer des bien apparents et du vice, pour s’engager pleinement dans la responsabilité que nous avons envers autrui. 

Sur ce, je vous dis à bientôt. 

Quoi ? Vous voulez savoir de quoi parlera le prochain article ? 

Disons que je vous parlerai de vaisselle et de porcelaine… Eh oui, la philosophie est là où l’on s’y attend le moins, même dans une casserole remplie d’eau…